Gratuit. Enfin, non, payant.


Gratuit. Enfin, non, payant. Parce qu’il voulait un truc. Payant, parce que c’est moi qui le prends dans les dents. Payant, le petit trauma que tu vas traîner un petit moment. Après, ce n’est pas le premier et sans doute pas le dernier. Je suis une femme, je suis taillée dans une chips, c’est facile, évidemment.
Il est presque 16 h, Paris est réveillée. Ça va que je t’aime Paris, car aujourd’hui, tu m’as bien fait chier. Je sors traîner ma patte folle, ma trentaine et mes problèmes de dos, un gentil lumbago, mais ça va, les muscles plutôt à chaud. Pour rassurer ma mère (même si ce qui suit ne va pas du tout la rassurer ni elle ni toutes les mamans de France et de Navarre. Je ne vais pas aller trop loin, je ne suis pas encore traduite en Asie), je suis en marche semi-boîtée pour aller chercher de quoi manger. Et ouais, je mange quand même, t’as vu. Bref, je traverse la rue, et, si souvent je baisse la tête (croyez-moi, on trouve tout un tas de trucs sympas, légaux et illégaux en ayant le regard sur le trottoir), mais là, je ne sais pas, mon regard se porte vers la droite pour admirer un dôme, pas très beau, et je vois de biais une silhouette foncer sur moi, un homme, un mec, lui, beau de surcroît. Certes, le visage était bien dessiné et le corps agressif plutôt bien habillé. Un joli style, jogging étincelant et bien taillé, de jolies baskets, une jolie casquette, un regard ténébreux, de beaux yeux, un regard de tueur, je ne pourrais pas dire mieux. Elles aiment ça les meufs, les connards, pas vrai ? Ouais, à donf, je t’aurais invité à ma meilleure soirée.
C’est vrai, je faisais un truc super mauvais. J’étais en train de fumer. Sur le côté, sans déranger, dans une marche silencieuse sur un trottoir plein à craquer. (Ouais, je sais que vous avez vu pour ceux qui ne marchent pas comme des dératés. Je ne vous dis pas merci pour non-assistance à personne en danger. Mais qui sait ce que j’aurais fait ?)
Pour faire simple, tu t’es jeté sur moi pour attraper avec force ma cigarette. Effectivement, on repassera pour la politesse, la délicatesse, le manque de souplesse, les consignes de vie enseignées par ta maîtresse et le nerf que tu viens à nouveau de québlo au niveau de ma fesse. Saligot. Quand je pense que j’arrive à rester polie alors que j’ai envie de t’insulter tant tu m’as mis les glaouis. Le réflexe : enlever ma main. Un principe, je ne sais pas, je suis pas une fille facile, OK, même si j’ai à peine le temps de réfléchir au fait que, potentiellement, je vais encore plus t’énerver, augmentant les chances de me faire éclater et pouvoir regarder le bitume de plus près encore ; histoire d’être sûre que j’ai pas loupé une ou deux pièces d’or. Je suis astigmate et pas très forte en maths, alors tu vois, faut regarder de près pour être sûre sûre du montant de la monnaie.
Je repense en un éclair à ma pote Sarah qui s’était fait voler son paquet de tabac sous la menace d’un type qui passe. Elle avait peut-être été moins bête que moi et lui avait tout donné direct.
Oui, je donne rien, c’est bête, mais c’est rapide, j’ai pas le temps de faire un plan dans ma tête. La seule chose que je peux dire, c’est que, clairement, ça t’a pas fait plaisir. C’est vrai, je suis une pute, je baisse pas tout de suite mon fute. Mais, tu comprends, j’y vais doucement, c’est mon ostéo qui m’a dit d’y aller mollo. Aussi, pour bien saper son travail de la veille à me faire craquer mon porte-monnaie et surtout mon magnifique petit dos en sommeil, tu décides de me bousculer, bien comme il faut. En vrai, tu me pousses comme le sac à dos que tu aurais, jadis, lancé sur ta mère après avoir ramené un 2 en philo. J’avoue que ça fait plutôt mal. Ta main sur mon sein, déjà c’est sale, mais c’était pas une caresse, juste un cri de mon ovulation en sa détresse. Sale con. Ouais, j’ai mal alors j’ai le droit d’utiliser un mot polisson. Je te l’écris là, alors que je suis même pas sûre de t’avoir dit à haute voix : « Mais ça va pas ? »
C’est drôle, on doit être environ vingt sur le trottoir et manifestement, dix-huit à penser que tu es mon fiancé. Quand bien même, ça le serait, personne ne semble penser, croire, supposer, intellectualiser, humaniser le fait que tu es en train de m’agresser. Non, c’est une caresse, ambiance kermesse, je suis le lot à gagner. Le trophée qui part en fumée.
Je me dis aussi que tu es un peu débile, j’avoue, c’est méchant, mais tu me l’aurais demandé poliment, tu avais huit chances sur dix de repartir avec, plutôt que sans. Tout dépend du nombre de tubes déjà rackettés au préalable et de ta gentillesse à procéder élégamment. Bon, là, c’était pas gagné, ta douceur d’alligator aurait sûrement effrayé un mort.
Pas le temps de compter jusqu’à un (là, ça va, j’ai encore le niveau, tout va bien), tu recommences à vouloir me la prendre de la main, avec la douceur d’Hitler qui s’adressait à quiconque ne ressemblait pas à un Aryen. Et donc, encore une fois, t’as rien. Encore une fois tu te casses le nez, et je me demande si je vais pas me le faire briser, mais t’es presque en train de m’énerver. Et tu me pousses une deuxième fois, plutôt fort encore, je me demande si tu cherches à comparer mon poids avec celui d’un âne mort.
Je crois que quelqu’un, une femme, je sais plus bien, commence à te parler derrière moi. Je crois que tu essaies de me pousser, de m’atteindre encore, je sens mes cheveux chatouiller mes yeux pendant que tu continues de t’acharner sur mon petit corps.
Et puis, tu lâches l’affaire et tu t’en vas. Sans même un au revoir pour moi. Ma cigarette est un peu tordue, à ton image, sans doute, à l’image de ma silhouette aussi, ou plutôt de mon échine, un peu à vif à se faire chiner par une méchante anguille.
C’est assez surréaliste ; comme un mauvais rendez-vous Tinder : sans préliminaires, un coït bestial de quinze secondes et ça s’évapore comme un ghosting post chambre nuptiale. Vous avez dit précoce ? Ouais, l’enfant là, je l’ai pas vu venir. Je peux aussi comparer ça à une engueulade avec mon frère : deux clefs de bras et puis s’en vont, chacun d’un côté de la maison. Mais, voyez plutôt cet inconnu comme une grosse furie et pas un petit furibond.
La violence, l'attaque à l'innocence. Sans raison, sans pardon.
J’ai continué de marcher, en oubliant clairement la direction dans laquelle je devais aller. T’es comme Brad Pitt, toi aussi, t’as réussi à me perturber. Pas suffisamment, mais ça n’aurait pas été de la mouille, pourtant, si j’avais eu totalement peur de toi, vraiment. Je crois que je n’ai pas eu le temps.
En me retournant, j’ai vu les gens interloqués, me regarder, me demander timidement comment j’allais. Une femme est venue et m’a dit de faire attention. C’était gentil et un peu con. Est-ce que le fait d’exister nécessite de dire pardon ? Mais elle avait raison, ça voulait juste dire que même quand on ne fait rien, il faut quand même faire attention. Certains jours, le monde fait autant envie qu’un bon verre de Saint-Émilion, non ?
Alors, si vous vous dites que c’est ma faute parce que je fumais, rejoignez son rang. Dans la rue, vous vous jetez sauvagement sur le sandwich des gens ?
J’ai continué mon tour quelque temps, à réfléchir, un peu fébrile. Je me souviens m’être dit que c’était plutôt fou, mais pas si étonnant, finalement. Ma faute, c'est surtout de ne plus être étonnée d'être en danger partout, pour tout, pour rien, tout le temps. Banaliser le gratuit, absorber le payant, comme si le comportement d’un demeuré était normal, au demeurant. C'est pas normal de devoir être courageuse, sur le qui-vive à chaque instant. Qui-vive au lieu de vivre vraiment. Mais je vais continuer, j'ai pas peur de vous, vous savez.
Qu’est-ce qui tourne pas rond sur cette planète, hormis les volutes de cigarettes ? J’ai foi en la vie, mais le comportement humain me reste de plus en plus sur l’estomac. Cœurs sur vous, amis chiens, amis rats.
Quinze secondes qui auraient pu anéantir la mienne de vie, on n’en sait rien. La sécurité ne tient à rien a priori. L’impuni, tranquille au bout du chemin.
Somme toute, un jour comme un autre, ou pas. Je crois au karma, pour les mauvais comme pour les bons. Va bien te faire fumer, grand con.
Aujourd’hui, c’est une bagatelle. Un jour, je parlerais peut-être de mon agression sexuelle. Quand je serai sûre de ne pas être attaquée en diffamation. Même si je ne suis pas une connasse et que je ne donnerai pas de nom. Au fond, les vrais cons n’ont pas de prénoms.
22/10/22. Samedi joli.