Filiation et transmission


Papa n’était pas là à la maternité. Pour aucun de nous trois. Normal, il avait pas planté de graines. Je suis pas née dans un chou, dans les choux, à la limite, mais effectivement, j’étais une toute petite graine. Et pour grandir, il faut du soleil.
Maman avait trois petits bourgeons dans ses bagages, son héritage qu’elle a pris sous le bras, un soir d’orage, pour fuir un vent qui souffle et qui gifle le visage. Petite métaphore jolie pour parler avec poésie de violence, de survie en milieu hostile dans un pays qui ne sait pas protéger les femmes des coups, de la folie et de la rage. Si elle s’en est sortie, elle ne le doit qu’à sa force et à son courage. Des mains baladeuses aux mains courantes pour une justice toujours absente.
Papa n’était pas là. Il est arrivé plus tard. Il est tombé amoureux de cette belle plante aux trois petites graines. Début de l’histoire.
Chez moi, on s’aime, mais on ne fait pas trop dans le sentiment. Les accolades, les embrassades, les mots très doux, c’est pas pour nous, et pourtant. Papa, c’est le seul qui a toujours su dire quand tu as les yeux collés par un reste d’oreiller, encore endormi entre le café et le croissant : “Je t’aime, tu sais.” alors que tu t’es même pas encore lavé les dents. Est-ce que c’était dans ses gènes à lui d’aimer tout haut, sans concession, et de me faire comprendre très tôt que l’amour, ça se passe plus dans le lien du cœur que véritablement dans celui du sang ? Il a toujours aimé tout le monde comme ça. Il serre tes joues, t’attrape par le cou, que tu sois un grand ou encore un enfant. Il ne fait pas la différence. Et ces trois graines, ce serait aussi les siennes ou ça ne serait pas.
Papa, c’est un poème rempli de gros mots, mais bourré de classe aussi. Quand je pense à lui, je vois toujours ses faux airs de Robert De Niro et je pense aux films de mafieux qu’on regardait parfois tous les deux. À l’époque, il mangeait du DVD comme tu mangeais des Big Macs au Mac Do.
Sur le papier, il aimait bien être imbuvable, en soi c’est mieux qu’alcoolique notoire. Il aimait bien faire croire qu’il n’aimait pas les gens. Ses petits airs supérieurs, sa désinvolture, sa classe, son arrogance, sa faculté à se pavaner avec grâce, le tutoiement à toute heure et un bagout à te faire vendre ta sœur. Mais, pas un arnaqueur. Un air de Tony Soprano, la sympathie du bandit qui ne te tirera pas dans le dos. Je pourrais en écrire des caisses, sa vie, elle est aussi fournie qu’un CV d’acteur. Et sous cette carapace, le cœur, la gentillesse, les bonnes valeurs. Un côté fantasque aussi, démonstratif, déconneur.
Avec lui, j’ai appris à faire des concours d’insultes à table. Ça durait 3 minutes et j’ai vite appris à connaître beaucoup de mots peu respectables que je n’avais pas le droit de prononcer le reste du temps. Ça me rappelle quelques fous rires et des : “Radasse, ça existe vraiment, maman ? - Mais, enfin Chaton !”. (Chaton, c’était pas moi, mais son surnom) On dansait aussi dans le salon, on mettait plein de disques et c’est resté une passion. Il rentrait tard pour panser mes entorses, comme maman pansait mes cauchemars de gosse. Il râlait aussi, mais avec un joli ton quand même. Faire du bruit, c’est sa manière à lui de te dire qu’il t’aime. J’étais sa princesse, même si je me sentais parfois comme un garçon. On observe et on fait du mimétisme auprès de ceux avec lesquels nous grandissons.
Je connais ses mimiques, je sais quand il est joyeux, quand il est triste, anxieux, je sais parfois ce qu’il pense quand sa voix déraille et qu’il devient silencieux. Il est de ceux avec qui je peux me disputer parce qu’on a un peu le même caractère tous les deux. On se ressemble, et même que quand j’étais petite, je voulais que ce soit mon amoureux. Paraîtrait même que je l’ai demandé en mariage. Il a dit non. Comment ça, y a maman ? Dommage. Œdipe qui passe avec les années, mais toujours ce même caractère de feu.
Il y a une phrase que les gens disaient que j’ai toujours trouvé fabuleuse, je crois même qu’elle me rendait profondément heureuse. En nous regardant ou en regardant des photos, on nous disait souvent : “C’est fou comme vous vous ressemblez tous les deux. Les mêmes yeux.” On n’a jamais rien dit, on souriait, mais on savait. On savait que j’étais pas sa graine, qu’il n’y avait aucun gène pour nous réunir, mais que l’amour quelque part, ça aide à bien grandir. Ça sonne juste dans la partition et que ce qui commence comme un désastre peut devenir une belle chanson. Recomposer la famille en une belle composition. Bien sûr, y a des bémols, ne sont parfaits que ceux qui se pignolent. L’enfance, l’adolescence, la suite, c’est jamais parfait. Comme dans toutes les familles, ma famille, c’est des joies et beaucoup de fracas. Il y a les souvenirs précieux, les blessures, les regrets, les impacts, les silences, chacun fait ce qu’il peut avec ses plaies.
Je me rends compte en écrivant que c’est difficile de parler des gens qu’on aime. On a forcément quelque chose de différent dans le regard. On connaît les défauts, on les aime, au fond. On sait ce qui est faux, ce qui transpire de vrai sous l’écorce dure de la peau. On reconnaît dans la voix les cœurs craintifs quand ils se referment. On sait reconnaître la joie, et le lien d’amour indéfectible et inconditionnel.
Parfois, il y a la distance, mais quelque chose ne partira jamais. Et je l’ai ressenti encore là, cette semaine, quand on a marché tous les deux dans ce cimetière. Tandis que je ne grandis plus et que tu rapetisses, je me suis à nouveau sentie petite. Petite, mais adulte et fière. Fière d’être ta fille, fière d’être la fille de ma mère, fière d’être la sœur de mes frères, malgré les torts, les travers, la mort, l’absence, la distance, les non-dits. Malgré tout ça, il faisait soleil ce jour-là, j’ai pris ton bras et j’ai compris que l’amour, la complicité, ce lien, le temps et l’espace ne nous le voleraient jamais.
Aux yeux de la société, mon père n’est qu’un beau-père. Pour moi, il n’en est rien.
Aux yeux de l’État, mon père n’existe pas et il n’a aucun droit. Pour moi, il n’en est rien.
Au regard de ma vie, il est et sera toujours ce quelqu’un.
Dans cette configuration de vie qui est la mienne, j’ai toujours pensé qu’on ne naissait pas parent. On ne naît pas père ou mère, on le devient, comme on ne naît pas toujours enfant de quelqu’un. Ça aussi, on le devient. Et finalement, ça ne change rien.
La filiation n’est pas qu’une histoire de chair et de sang. La filiation, c’est une histoire de transmission, c’est à qui vous tiendra la main et à qui vous soutiendra, à sa manière, sur le chemin.